Hydross

Compassion


Il n'est pas plus terrible ennemi que celui que l'on cache en son sein. Les flammes d'Al'ar, l'acier du Reaver, les déluges du Lurker, les sorts de Solarian, la force de Gruul et la colère de Magtheridon, tout cela n'est rien face aux ennemis de l'intérieur.
Il a suffit d'armer nos bras d'acier, nos esprits de magie et notre coeur de volonté pour abattre les uns après les autres ces créatures que le Mal avait dressées sur notre chemin.
Et même si nous avons beaucoup souffert…
Ces combats n'étaient que pécadille en comparaison de notre nouvel adversaire.
Et même si nous avons beaucoup appris…
Rien ne pouvait nous préparer à ce nouveau défi.

Dans la caverne du temple du serpent, un spectateur extérieur aurait pu croire que nous affrontions juste une nouvelle créature, qu'Hydross était juste une nouvelle étape dans notre lutte contre le mal. Il aurait pu croire qu'une nouvelle fois l'acier et la magie seraient nos armes et que nous allions vaincre... pauvre aveugle... il ne voyait pas dans notre sillage sanglant le cadavre de nos vrais ennemis : la peur, la dissention, la lassitude, le découragement ! Les voilà nos réelles victoires, les voilà les monstres infâmes qui nous assaillirent de l'intérieur et tentèrent de nous briser, les voilà les plus grands périls que l'homme puisse affronter. Abattus les uns après les autres ou tous en même temps, peu importe ! Chaque jour ces ennemis se relèvent de leur cendre et nous harcèlent encore et encore... mais chaque jour nous les abattons encore et encore...

Mais aujourd'hui, face à Hydross, ces ennemis de l'intérieur reçoivent un nouveau renfort : une pulsion profonde impossible à combattre pour qui refuse de perdre son âme, un sentiment puissant devant lequel nous fûmes tous désarmés : la compassion...
Que ressentir d'autre en contemplant cette créature si noble et ancienne souffrant mille tourments ? Qu'éprouver lorsque l'une des forces fondamentales de notre univers se retrouve asservie et corrompue par le Mal ?
Combien d'entre vous ont été capable de donner le coup mortel à un cheval aux pattes brisées ?
Combien de hardis guerriers, comptant leurs victoires aux innombrables encoches sur le manche de leur hache, se sont retrouvés hésitants devant le regard apeuré d'une biche prise dans leur piège ?
Quel homme ne ressent pas un trouble profond et un poid énorme tomber sur ses épaules lorsqu'il rend visite à des parents après une longue absence et constate les ravages de l'âge, que son père n'est plus fort mais faible, que sa mère n'est plus belle mais voutée et ridée ?
Est-il un elfe qui ne souffre des tourments infligés à notre mère la terre dans les landes déchirées ?
Est-il un nain qui ne pleure devant le saccage des citadelles souterraines de l'ancienne Ironforge ?
Quel coeur n'a pas été soumis à la torture devant l'âme déchirée de Vaelastraz ? ... Hydross, comme lui, était une créature trop belle pour être prise à parti dans ce conflit des hommes et des démons. Certaines choses devraient rester intactes, peu importe les agitations et le chaos de l'univers...

En l'asservissant, plus que sa puissance et ses immenses pouvoirs, le Mal avait dressé devant nous l'obstacle infranchissable de la compassion. La compassion qui fait douter, qui affaiblit, qui rôde dans les coeurs avec plus d'assiduité que Macmortigan ne rôde dans les tavernes.
La brûlure intense d'Al'ar n'avait pas fait frémir le bras du général mais aujourd'hui sous son casque, ses yeux étaient humides.
Nul ennemi n'avait pu tarir la férocité de l'ours de guerre mais aujourd'hui aucune rage ne l'habitait et il recherchait sans succès en son âme une once de fureur.
Le sourire narquois du maitre assassin était déformé en une moue dubitative et même le coeur de pierre du prêtre des ombres semblait palpiter d'angoisse.
Nous ne pouvions gagner à moins de devenir des machines dénuées de sentiment, à moins de devenir le mal... ce à quoi nous nous refusions tous. Des regards douloureux s'échangèrent, chacun palpant sa blessure morale pour essayer d'en tirer quelques forces, mais il n'y eut aucune étincelle de rage, aucun trait de folie, le maître paladin lui-même ne put trouver de mot pour galvaniser les troupes, le gnome tyrannique leur servant de chef ne trouva pas en lui non plus ni la force ni la raison pour ce combat.

Les unes après les autres les épaules s'affaissèrent, les armes rejoignirent leur fourreau, les regards errèrent cherchant à trouver le réconfort d'un visage ami, mais nul n'avait rien d'autre à offrir que sa propre peine et sa propre honte d'avoir été vaincu sans même combattre… vaincu par soi-même.

Tous commencèrent à s'éloigner lentement, chacun se sentait effroyablement seul. Le pas lourd et trainant ils remontaient les pontons de la caverne, quand tout à coup un murmure tonitruant et impérieux leur percuta violemment l'arrière des yeux : "Libérez-moi ! Mettez fin à mon existence et à cette souffrance !".
Interloqués ils échangèrent des regards mélés d'incompréhension et de doute mais aussi d'espoir. Lentement chacun assimila la signification de ce message, Hydross commandait que leur compassion, qui jusque là avait été l'obstacle infranchissable de leur affrontement, devienne au contraire leur arme, qu'ils considèrent la mort qu'ils allaient donner comme un don plutôt que comme une sentence.

Les machoires se serrèrent. D'une main ferme le général et ses guerriers firent claquer le plat de leur lame contre leur bouclier en un rythme toujours croissant qui accélerait aussi les battements de coeur de leurs camarades. Un grognement terrible et féroce se joignit à ce fracas, l'ours de combat, bave écumante aux lèvres se dressait sur ses pattes arrière en une posture de défi. Un sourire féroce réapparu sur le visage de l'assassin et les ombres enveloppèrent de nouveau le prêtre tandis que le maître paladin galvanisait ses troupes en partant à l'assaut.
Le combat fut ardu mais armée d'une motivation nouvelle et d'un lourd sentiment de responsabilité vis-à-vis d'Hydross, la Troika triompha. Ce n'est qu'une fois le combat terminé, alors que tous repartaient vers les profondeurs du temple à la recherche de Morogrim, que certains d'entre eux s'interrogèrent... Avaient-ils réellement donné la mort par compassion et par devoir ou n'étaient-ils au fond que des tueurs dont les pulsions meutrières, un temps frénées par la majesté de leur adversaire, avaient été libérées par la demande d'Hydross d'être libéré de la vie ? Etaient-ils de vrais justiciers ou juste des hommes avides de sang et de gloire ?...

Alors que les membres de la Troika s'enfoncent dans les ténèbres de la caverne, un corbeau relève un bec sanglant du festin qu'il s'offrait sur un cadavre de Naga. Lair vibre autour de lui alors qu'il semble enfler et que sa silhouette se trouble. Bientôt à sa place se dresse un vigoureux vieillard au sourire carnassier. Dans un souffle il murmure comme à lui-même :
"Vous n'êtes ni l'un, ni l'autre, vous n'êtes que des marionnettes dans un conflit qui vous dépasse", puis reprenant la voix exacte qui, quelques temps plus tôt, avait résonnée dans l'esprit des aventuriers " Mouhahah <Libérez-moi ! Mettez fin a mon existence> elle est bien bonne celle là ! Il faudra que je réutilise ce tour ! Mouhahaha "
Toujours ricanant, le vieillard, s'appuyant sur son long baton noir, s'enfonçe lui aussi dans les ténèbres de la caverne précédant les aventuriers...
Ailleurs ou très loin, nulle part et partout, un cri que nul ne peut entendre résonne, le cri d'un monde qui s'écroule et meurt, le cri d'une infinité d'êtres qui sont anéantis d'un coup... le seigneur des eaux Hydross n'est plus... et l'univers commence à vaciller…